Jean-Baptiste Greuze
Musée du Louvre
Nous n'avons plus aujourd'hui le même enthousiasme que Diderot pour les compositions sentimentales de Greuze, pour ses scènes familiales dont la réputation est universelle, mais nous admirons en lui le peintre des enfants, des têtes de jeunes filles, le coloriste charmant de l'innocence. Nul comme lui n'a su rendre l'incarnat de la chair, la tendresse des regards, le frémissement et la volupté des lèvres ; son pinceau a des délicatesses inimitables, sa palette des tours de fleurs. Greuze, et c'est là le secret de la renommée dont il jouit maintenant, a un talent tout particulier pour peindre la femme en sa première fleur, lorsque le bouton va s'ouvrir en rose et l'enfant devenir jeune fille. Comme au dix-huitième siècle tout le monde était un peu libertin, même les moralistes, Greuze, quand il peint une Innocence, a toujours soin d'entr'ouvrir la gaze et de laisser entrevoir une rondeur de gorge naissante ; il met dans les yeux une flamme lustrée et sur les lèvres un sourire humide qui donnent à penser que l'Innocence deviendrait bien aisément la volupté.
La Cruche cassée est le modèle de ce genre. La tête a encore la candeur de l'enfance, mais le fichu est dérangé, la rose du corsage s'effeuille, les fleurs ne sont retenues qu'à demi par le pli de la robe, et la cruche laisse échapper l'eau par sa fêlure. Quel adorable visage d'enfant ! Il est impossible de rien voir de plus jeune, de plus frais, de plus candide et de plus « coquettement virginal », si ces deux mots peuvent aller ensemble.
La mignonne fillette a sans doute été envoyée à la fontaine, qu'on aperçoit à droite, pour y remplir sa cruche. Mais trop absorbée par le soin des fleurs moissonnées sur la route, elle a heurté le fragile récipient contre l'angle de la fontaine et maintenant l'eau s'enfuit par la large blessure du grès. Sur le front de l'enfant flotte une vague inquiétude, les yeux trahissent une légère crainte. Elle sait que les remontrances maternelles l'attendent au logis et cela donne à sa jolie figure un petit air de mélancolie charmante. Mais qu'est pour elle cet accident en regard de la brassée de roses qu'elle presse contre elle, dans les plis relevés de son tablier ? Et si elle paraît hésiter à rentrer chez elle, du moins semble-t-elle bien résolue à ne pas abandonner son odorante cueillette. Quel art admirable dans l'expression hésitante de ce visage et comme on y lit bien les pensées contradictoires qui s'agitent dans cette jeune âme ! Et que dire de cette couleur nacrée, transparente, qui met de si jolies roseurs sur les joues et de si chatoyantes teintes sur la robe ?
En présence de cette charmante tête d'enfant, on a peine à s'expliquer le discrédit dont souffrit si longtemps la peinture de Greuze. Boucher, Fragonard et « Watteau éprouvèrent d'ailleurs le même sort, sous l'influence davidienne et la réaction romantique. Il fallut une véritable croisade de gens de goût et d'écrivains comme Théophile Gautier et les Goncourt pour leur restituer leur part de gloire. Écoutons les Goncourt nous parler de Greuze :
« Le charme de Greuze, sa vocation, son originalité, sa force apparaît là, et ne se montre que là, dans ces têtes enfantines. Elles seules rachètent toutes les faiblesses, toutes les faussetés, et toutes les misères de couleur, si visibles dans ses grands tableaux, les blancs baveux, la gamme générale à la fois sourde et grise, le délayage des tons violet et gorge pigeon, l'indécision des rouges, la saleté des bleus, la mollesse et le barbotage des fonds, l'épaisseur des ombres. Mais que l'on rouvre les yeux sur ces petites têtes blondes qu'un rayon éveille, que le soleil caresse et frise, on sent que la main, la main inspirée d'un véritable peintre a passé sur ces joues fouettées par le rouge de la santé, a lissé et bombé ce petit front où le jour vit, a mis, dans cet œil au regard bleu, l'éclair et le ciel, jeté une caresse d'ombre sous le sourcil ébauché, a fait de l'arc de la bouche pressée par les deux joues la moue d'un chérubin. Rien de plus frais, de plus vivement et de plus légèrement touché ; le ton est tendre et comme tout mouillé d'huile, l’empâtement fleurit la chair en l'effleurant, la physionomie naissante, les formes à peine dégagées semblent, sous le frottis qui badine avec elles, trembler comme les choses à l'aube. Une vie grasse anime toutes ces petites figures joufflues, qu'on croit avoir déjà vues animées d'une vie solide dans les portraits de familles de Van Dyck. Peintre de l'enfance, Greuze est un maître lorsqu'il touche à la tête de la jeune fille. »
Si, comme peintre de genre, Greuze est trop souvent mélodramatique et vulgaire, par ses délicates et précieuses têtes d'enfants, il appartient bien à ce dix-huitième siècle qui est la belle époque d'art delà France et que Michelet n'hésite pas à appeler « le grand siècle ».
La Cruche cassée est en ovale. Il fut acheté par l'État en 1875 à la vente du marquis de Verri pour la somme de 3.001 francs. Madame du Barry en avait fait faire une répétition.