Jean-Honoré Fragonard
Musée du Louvre
C'est une délicieuse symphonie de couleurs tendres et de chairs roses que ce tableau des Baigneuses : le bleu du ciel, le vert clair des arbres, le vert plus sombre des algues bordant le ruisseau font un cadre idéal de fraîcheur à cet essaim de jolies femmes qui s'ébattent dans l'eau avec des cris, des rires et des mouvements d'ondines en liesse. N'approfondissons pas trop le détail du paysage ; ne cherchons pas si la perspective est bien exactement équilibrée, si les arbres propices n'ont pas uniquement pour rôle de faire écrin, de sertir pour ainsi dire, sur le velours de leur feuillage la triomphante nudité des baigneuses. Que l'eau puisse ou non serpenter entre les bords étroits du ruisseau, qu'importe encore ! La beauté de cette toile est tout entière dans la joie folle de ces femmes nues, dans le mouvement endiablé qui les entraîne, dans la grâce harmonieuse de l'ensemble et surtout dans cette chaude atmosphère de lumière et de vie qui dore la cime des arbres et l'épiderme des chairs.
Cette peinture appartient au genre allégorique et galant mis à la mode par Boucher, et que Fragonard hérita de lui en y ajoutant une fougue personnelle, une intensité de vie que ne possédait pas son maître. Ses scènes galantes ne sont jamais figées ; qu'il s'agisse des Hasards heureux de l'Escarpolette ou de la Chemise enlevée, c'est toujours le même mouvement, la même impétuosité, I9 même joie de vivre. Aussi chatoyante que celle de Boucher, la peinture de Fragonard a plus de flamme véritable ; son coloris est plus ardent, ses teintes plus chaudes ; avec autant de grâce, il y a plus de véritable abandon, peut-être aussi plus de lasciveté, avec parfois un léger piment de grivoiserie. Il ne faut pas oublier que Fragonard fut le peintre de M »‘ » Du Barry et qu'il vivait dans un siècle de corruption élégante et fleurie. Ses tableaux n'étaient pas destinés aux austères demeures du Faubourg ou de Versailles : elles allaient tout droit vers ces « folies » discrètes et coquettes, érigées dans quelque quartier loin¬tain, jolis temples d'amour où se déroulaient les parties fines, les joyeux soupers et les entretiens galants. Fragonard était le peintre indiqué de ces lieux de plaisir; il en était le décorateur naturel et ses compositions libertines étaient bien à leur place en ces boudoirs parfumés qui virent chanceler et tomber tant de vertus.
Les Baigneuses appartiennent évidemment à ce monde aimable et court vêtu. Elles n'ont pas, certes, la mièvre finesse des petites mar-quises Louis XV, et certainement Fragonard a prétendu peindre des Naïades ou des Nymphes, mais c'est toujours la Femme, attirante et capiteuse, énigme troublante et vivante, déesse radieuse dont le pouvoir n'a pas diminué depuis l'époque lointaine où Vénus régentait l'Olympe.
Parmi les jeunes femmes s'ébattant dans le ruisseau, il en est deux, celles de droite, qui paraissent se lutiner. Au premier plan, une magnifique beauté blonde, couronnée de cheveux dorés, étale de plantureuses formes d'un galbe parfait. Sur le fond des eaux et de la verdure, au milieu d'un envolement de voiles, une jeune femme, semblant descendre de l'azur, est maintenue au-dessus de l'eau et le mouvement gracieux des bras levés et des jambes tendues est bien celui d'un corps qui vient doucement se poser sur le sol. A gauche, une naïade qui nage dans un bouillonnement d'écume se retourne pour regarder la descente de sa compagne; une autre, comme indifférente à la scène, s'accroche de ses bras levés aux branchages touffus qui penchent vers le ruisseau. Une clarté dorée circule au milieu de tous ces jeunes corps et les baigne dans une sorte d'atmosphère blonde.
Traitée par un peintre ordinaire, une telle œuvre risquerait de tomber dans la vulgarité. Ce fut précisément le privilège des peintres du XVIIIe siècle, et de Fragonard en particulier, de donner un cachet d'élégance suprême aux scènes les plus scabreuses et de savoir faire sourire sans obliger à rougir. De tous ces peintres, Fragonard fut certainement le plus doué ; il reste, avec Watteau, l'artiste le plus vivant et le plus complet d'une des plus séduisantes époques de l'histoire.
Les œuvres de Fragonard, comme toutes celles de ce temps, connurent un discrédit aujourd'hui remplacé par une vogue extra-ordinaire. Ces toiles qui montent dans les ventes à des enchères folles ne pouvaient trouver preneur, il y a quelque cinquante ans, même aux prix les plus dérisoires. Nous ne savons pas combien M. La Caze paya les Baigneuses, mais il dut certainement l'avoir à très bon compte si l'on songe qu'il acquit la Chemise enlevée, autre bijou du même peintre, pour la somme à peine croyable de deux francs.
Hauteur : 64 cm – Largeur : 80 cm.