Nicolas de Largillière
Huile sur toile peinte entre 1710 et 1720
Dimensions : 149 cm x 200 cm
Visible au musée du Louvre
Nicolas de Largillière a situé son tableau, conventionnellement, dans un décor champêtre, sans même s'inquiéter de l'invraisemblance qu'il y avait à y faire figurer sa femme et sa fille, revêtues de leurs plus beaux atours et parées pour une réception bien plus que pour une promenade. C'étaient là fantaisies communes à cette époque : la figure importait seule dans un portrait et c'est à elle seule que s'attachait tout le soin de l'artiste. Pour le décor, il jouait également son rôle, mais un rôle de deuxième plan ; il était là pour faire valoir le personnage et rien que pour cela. Aussi, le peintre choisissait-il à son gré celui qui lui paraissait s'harmoniser le mieux au caractère du modèle, sans autrement se soucier de la vérité ou même de la vraisemblance.
Se conformant aux errements alors en cours, Largillière a mis sa famille en pleine campagne pour l'unique raison que le vert sombre du feuillage avantageait la beauté blonde de sa femme et de sa fille. Toutefois, comme s'il avait conscience de l'énormité de l'anachronisme, il a voulu faire une concession au bon sens : il s'est représenté lui-même avec un fusil entre les jambes et il a placé tout près de lui quelques oiseaux qu'il vient de tuer. Mais quel brillant et incommode costume pour courir les guérets ! Et comme on voit que le bon Largillière veut nous en faire accroire, qu'il n'a pas chassé, qu'il n'a pas aventuré sa haute perruque sous les branchages des fourrés ni risqué ses bas de soie aux piqûres des ronces ! Sur la roche où il est tranquillement assis, il ne donne pas l'impression d'un homme qui vient de battre la campagne. Sa tenue est irréprochable, la perruque retombe en boucles bien ordonnées autour de sa belle tête reposée qui n'est pas celle d'un Nemrod. Il porte un splendide costume gris très frais. Du bras gauche il s'accoude à la roche et par-dessus ses jambes croisées on aperçoit le museau d'un chien, compagnon bénévole de cette chasse peu meurtrière. En face de lui sa femme est également assise sur le roc, sans paraître redouter de froisser ni de salir son élégant ajustement. Elle est tournée de trois quarts vers la gauche; elle porte une robe rouge décolletée, doublée de satin blanc d'où s'échappe une fine chemisette ornée de rubans bleus ; un flot de dentelle est piqué dans ses cheveux poudrés. Elle est d'une physionomie agréable et sa tête légèrement hautaine s'encadre fort bien dans le fond de verdure que forment les arbres, derrière elle. Entre ses parents, une délicieuse jeune fille se tient debout, vêtue d'un costume blanc et or, avec des fleurs dans les cheveux. Elle a dans une de ses mains un papier de musique ; de l'autre, à demi tendue, elle semble ponctuer le sens des paroles qu'elle chante. Dans cette blonde frimousse de fillette, on sent que le père a prodigué toutes les tendresses de son cœur et toutes les séductions de sa palette.
Le groupe de ces trois personnages, si bizarrement situés, forme un ensemble charmant. Largillière s'est évidemment complu dans son œuvre, mais, même lorsque le cœur ne conduit pas son pinceau, il est un portraitiste plein de talent et de ressources.
A défaut de dates précises, le costume que porte le peintre dans ce tableau suffirait à nous indiquer qu'il appartient au grand siècle. La solennelle perruque est de la belle époque du Grand Roi. Largillière est, pour ainsi dire, à cheval sur deux règnes, il a connu la majestueuse splendeur de Versailles au temps de Louis XIV et les raffinements d'élégance qui marquèrent la joyeuse époque de la Régence. En art, il établit également la transition entre la manière somptueuse et noble de Rigaud et la facture chatoyante et mièvre de Nattier. Ayant vécu sous deux régimes différents, il semble avoir emprunté quelque chose à chacun d'eux. Sans avoir la magnificence de Rigaud, son art ne manque ni de grandeur ni de noblesse; il sait donner à ses modèles un certain air de hauteur par où l'on reconnaît l'homme ou la femme de qualité ; mais, quand il le veut, il pare ses personnages d'une grâce aisée, fine, délicate, il leur anime le teint de roseurs exquises que n'aurait pas désavouées Watteau.
Même à côté de Rigaud, Largillière est un grand portraitiste et il possède de magnifiques qualités. Il n'a pas la robustesse de son illustre rival, mais il tient de Lebrun, qui fut son maître, un dessin net et solide qu'il habillait de couleurs incomparables. C'est par l'éclat de sa couleur harmonieuse et distinguée que Largillière s'est fait une place de premier plan parmi les peintres de portrait.
Rigaud était le peintre de la cour, Largillière fut le peintre de la ville. Tandis que le premier peignait les princes et les rois, le second se spécialisait dans le portrait des échevins et des grands parlementaires. Il n'en fut pas moins apprécié à Versailles, et plus d'une fois, de très grands seigneurs posèrent devant lui. Il excellait surtout à donner aux visages une très grande intensité d'expression.
Le Portrait de Largillière et de sa famille faisait partie de la collection de M. La Caze, qui en a fait don à notre musée national.