Jean-Auguste-Dominique Ingres
Musée du Louvre
Nonchalamment étendue sur une chaise longue, « la belle madame Rivière » repose dans une pose pleine d'abandon. Son corps légèrement incliné à gauche s'abandonne à la molle douceur des coussins sur lesquels s'appuie un bras joliment tourné et que termine une main parfaite ; le bras droit, enroulé dans une écharpe orientale de couleurs vives, pend le long du corps. Sans être régulièrement belle, la figure, encadrée de cheveux noirs et éclairée de deux yeux rieurs, a de la grâce et un je ne sais quoi d'original et de plaisant. L'agréable maturité du personnage se révèle à l'opulence d'une poitrine que soutient, à la mode du temps, un mince ruban de soie. Pour donner tout son éclat à cette charmante beauté brune, l'artiste a disposé autour de ses cheveux un léger voile de gaze blanche.
En présence de ce magnifique portrait, on se demande aujourd'hui comment un peintre comme Ingres put susciter tant de clameurs hostiles. Où trouver un dessin plus ferme, plus probe, plus sûr ? Aucune tricherie, aucun artifice de couleur, aucun empâtement pour dissimuler une technique incertaine. Tout est net, franc ; des lignes précises, des contours accusés, et, par-dessus tout, une grande expression de vie obtenue avec une étonnante simplicité de moyens. Ingres est tout entier dans cette sincérité et dans cette harmonie qu'il devait à l'élévation de son talent et à la hauteur des traditions qu'il personnifia.
Voué au culte du Beau, adorateur de Phidias et de Raphaël, Ingres ne connut jamais la défaillance ni le doute. Il est resté immobile dans sa foi à la religion du grand style, comme le sont dans leur attitude ces disciples de l'Ecole d'Athènes que le Sanzio a représentés recueillant, un genou en terre, les enseignements de leurs maîtres. L'art héroïque et religieux, austère et sublime, transmis par l'Antiquité à la Renaissance, a trouvé en lui son dernier pontife. Les grands types de la mythologie et du christianisme, presque bannis de la peinture contemporaine, s'étaient réfugiés dans son atelier.
Au Louvre, les peintures d Ingres voisinent avec celles de Delacroix, son mortel adversaire. Leur rencontre dans une même salle équivaut presque à une lutte. Les deux formes extrêmes du génie de l'art s'expriment par leurs noms et se manifestent par leurs œuvres. D'un côté, la noblesse antique, le style traduit des plus hauts exemples du passé, la beauté posée comme type et thème unique des conceptions de l'artiste ; de l'autre, un dessin violent et hâtif, qui sacrifie la ligne au mouvement, une originalité radicale sans analogies et sans parenté, la passion recherchée aux dépens même de la correction, portée à son paroxysme, étreinte et figée dans ses convulsions. On ne saurait imaginer un antagonisme plus flagrant, un contraste plus hostile et plus absolu. Mais l'art est grand ; aucune forme ne le contient, aucun mode ne l'exprime et ne le traduit tout entier. Les contradictions apparentes des maîtres et des écoles se concilient dans sa synthèse impartiale. Raphaël et Rubens, Michel-Ange et Véronèse, Léonard de Vinci et Rembrandt, Ingres et Delacroix ont également droit d'entrée dans son temple. Comme l'Homère de l'Apothéose d'Ingres, l'Art rassemble autour de son piédestal les génies les plus opposés.
Aussi ne faut-il accueillir qu'avec méfiance les critiques que certains esprits outranciers dirigent, encore de nos jours, contre la peinture du grand artiste. Trop souvent ces critiques sont dictées par des raisons intéressées et servent à justifier des faiblesses à qui l'art impeccable d'Ingres est un vivant reproche.
Il faut se rappeler en quels termes admiratifs Théophile Gautier, cependant ami de Delacroix, parlait d'Ingres dans son rapport sur les Beaux-Arts, en 1855. Le fougueux romantique à gilet rouge n'a pas craint qu'on l'accusât d'être un bourgeois, un classique, un rétrograde, parce qu'il s'enthousiasmait pour le dernier disciple de Raphaël. Il faut relire ces pages de lyrisme débordant, scruter cette critique qui reste définitive et que n'ont pas dépassée dans l'éloge les ingristes les plus intransigeants.
Ingres aborda tous les genres avec la même élévation et la même sûreté ; il traita d'un même style, grandiose et serein, les Odalisques et le Martyre de saint Symphorien ; on le retrouve au même degré dans ses portraits. Aucun peintre n'a jamais eu une vision plus exacte de la forme humaine, aucune main n'a été plus habile à la fixer dans son entier sur la toile ; Ingres était possédé par cette vision, hypnotisé par elle, et ceci explique comment il est le plus naturaliste des peintres français alors qu'il s'efforça toujours d'en être le plus idéaliste. Les portraits d'Ingres ! On ne se lasse pas d'admirer ces figures, toute cette vie enclose dans de simples traits, révélée par quelques lignes dont la netteté a la sereine harmonie de la nature. Et des portraits comme ceux de M. Bertin et de Mme Rivière sont des oeuvres que l'on révère à l'égal des plus beaux Titiens.
Le portrait de Mme Rivière fut légué au Luxembourg, en 1870, par Mme Rivière elle-même. Depuis, cette oeuvre est entrée au Louvre.
Hauteur : 116,5 cm – Largeur : 81,5 cm